Le mime, caméléon des lieux du spectacle vivant

Mime, pantomime, théâtre gestuel, arts du mime et du geste… Toutes ces appellations ont changé d’usage et de sens au gré des âges. Certaines en ont parfois supplanté d’autres. Pour arriver à s’y retrouver, il faut les saisir dans leur époque – ses moeurs, ses pratiques artistiques, ses acteurs, mais aussi ses lieux de spectacle. Mais, s’il est un point commun entre toutes ces époques, c’est le brassage des formes artistiques : le mime « pur » a rarement existé ; il s’est mêlé de danse, d’acrobatie, de jeu masqué, de musique, de trucs, de manipulation d’objets, d’art-vidéo…

Autre caractéristique durable dans le temps : les arts gestuels passent aisément les frontières, et se métissent sans complexe. Le mime a donc fortement été influencé par la commedia dell’arte importée en France dès le XVIe siècle, les clowns anglais du XIXe siècle, le burlesque du music-hall et du cinéma américains (Chaplin, Keaton…), la danse-théâtre allemande (de Kurt Joos à Pina Bausch), ou encore le Butô japonais…

Au XIXe siècle, le mime désigne l’acteur gestuel, et la pantomime renvoie soit à une pièce sans paroles, soit au jeu corporel d’un acteur dans une pièce parlée. Ces termes sont longtemps restés rares en français. Ils entrent dans la langue courante au cours des années 1830 grâce à plusieurs formes nouvelles qui vont conquérir le public : la pantomime sautante, la pantomime à grand spectacle et le ballet-pantomime. Toutes trois sont nées du « régime des privilèges » imposé aux théâtres avant la Révolution et réinstauré sous Napoléon (1807-1864). En effet, seule la Comédie-Française a le droit de représenter des comédies et des tragédies. Les autres salles, limitées en nombre, sont tenues de jouer des genres mineurs, souvent muets ou chantés.

Le Théâtre des Funambules se consacre à la « pantomime sautante », dont les acteurs entrent sur scène de façon acrobatique (en marchant sur les mains, en faisant la roue, etc). C’est là que Jean-Gaspard Deburau, dit Baptiste, va transformer le Pierrot de la comédie italienne, pâle personnage secondaire, en un héros du petit peuple parisien. « Acteur sans parole, sans passion et presque sans visage », il fascine autant par son expressivité gestuelle que par son « son sang-froid et ce muet sarcasme, qui fait sa grande supériorité » 2. Il troque le chapeau ombrageux contre une calotte noire qui souligne les traits du visage, peint en blanc ; il abandonne la collerette pour libérer le cou, porte d’amples chemises et pantalons.

Au Cirque Olympique, on joue des « pantomimes à grand spectacle » ou des « mimodrames » (pantomimes mêlées de dialogues), sur de grands sujets historiques, avec des centaines de figurants, des costumes clinquants, des parades et des combats équestres. Enfin, le ballet-pantomime élit domicile à l’Opéra. Il s’anoblit, après avoir fait les beaux jours de la Foire et de l’Opéra- comique. Il est aussi l’héritier du ballet d’action conçu par Jean Georges Noverre (1727-1810) : la danse ne se définit plus seulement comme un agencement chorégraphique, mais comme un drame dansé, avec une intrigue et des personnages.

Les sentiments des protagonistes sont exprimés aussi bien par les pas dansés, que par les gestes des bras et les expressions du visage. D’ailleurs, les femmes mimes du XIXe siècle ont souvent, au départ, une formation de danseuses (de ballet ou de music-hall) : Ida Rubinstein, Christine Kerf, Otéro…

 

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, les mimes les plus célèbres sur les scènes du music-hall français sont Séverin (1863- 1930) et George Wague (1874-1964). Le premier se dit « classique » : il porte les habits de Pierrot et voit dans la pantomime un langage universel, qu’il défendra aussi bien en France (Palais de Cristal à Marseille, Eldorado à Paris) qu’à l’étranger (Angleterre, Allemagne, Autriche, Hongrie, Bohême, Italie, Russie, Etats-Unis, Argentine, Brésil).

Le deuxième se dit « moderne », et veut réduire l’agitation des mains au profit des expressions de visage. Il développe des cantomimes (chansons mimées) et crée plusieurs pantomimes avec Colette (Rêve d’Egypte au Moulin-Rouge et La Chair à l’Apollo, en 1907) et avec Otéro (Giska la bohémienne, 1907). Avec La Chair, pièce où le public peut voir sa poitrine nue, Colette (1873-1954) tourne pendant quatre ans dans des music-halls de province, écrivant à cette occasion ses Notes de tournées et L’Envers du music-hall, où elle dévoile la vie misérable des artistes de ce milieu.

Lors de sa conférence à la Maison de la Chimie, le 27 juin 1945, Etienne Decroux établit une distinction nette entre l’ancienne pantomime, et le mime corporel dramatique, dont il a fondé le « solfège gestuel » dans les années 1930. Cette opposition est à la fois corporelle et esthétique. Alors que l’acteur de pantomime joue essentiellement avec ses mains et son visage, le mime corporel joue de tout son corps, à partir du « tronc », le centre du corps (composé du bassin, de la ceinture, de la poitrine, de la tête et du cou). C’est pourquoi le mime corporel se montre fréquemment le visage voilé ou de dos : il tend vers l’action, l’abstraction et l’allégorie. La pantomime est, à l’inverse, muette, narrative et illustrative : elle prétend tout traduire en gestes. Le mime corporel est un art sérieux et noble, là où la pantomime se cantonne aux formes comiques. Decroux condamne la pantomime et l’érige en contre-modèle : il s’en tiendra éloigné toute sa vie.

 

Mais, dans son entourage artistique, d’autres pratiqueront les deux formes que Decroux a soigneusement opposées. Jean-Louis Barrault, qui a commencé à travailler son jeu physique auprès d’Etienne Decroux, avec lequel il a inventé la marche sur place, incorpore certains principes et numéros de mime corporel dans plusieurs de ses spectacles : marche sur place dans Autour d’une mère (1935), montée d’escalier dans La Faim (1939), combat antique dans Antoine et Cléopâtre (1945). C’est aussi lui qui souffle à Carné et Prévert le sujet des Enfants du Paradis. Son succès dans le rôle de Jean-Gaspard Deburau l’incitera à monter quelques pantomimes : Baptiste (1946), La Fontaine de Jouvence (1947), Suites d’une course (1956)… Mais il se consacrera surtout à ce qu’il nomme « le théâtre total », un théâtre qui utilise « toute la gamme, de toute la palette de l’Être humain : chant, diction lyrique, diction prosaïque, art du geste, geste symbolique, geste lyrique et danse».

Marcel Marceau, ancien élève de Decroux, joue aussi bien de son dos que de son visage : il s’inspire de Jean-Gaspard Deburau et de Charlie Chaplin pour créer son personnage de Bip. Il qualifie ses pièces mimées de pantomimes (formes brèves en solo comme les Pantomimes de Bip et les Pantomimes de style) et de mimodrames (pièces plus longues, avec un grand nombre d’acteurs et de tableaux, comme Le Manteau, adapté de Gogol, en 1951).

Jacques Lecoq aborde le mime au sein de sa pédagogie, avant de conduire les élèves vers le masque, le bouffon, le chœur tragique, le clown... Mais il donne à ce mot un sens bien spécifique et se méfie de ses connotations : 

« Souvent l’on me demande : “Que faites-vous dans votre école, vous faites du mime ?”

J’ai toujours le sentiment que la personne qui me pose cette question réduit l’école à un formalisme silencieux. Ce mot “mime” renferme déjà une limite. On voit un comédien qui ne parle pas et qui fait des gestes stylisés pour montrer des objets qui n’existent pas, ou des grimaces pour faire comprendre qu’il rit ou qu’il pleure.

Alors, je réponds que je ne fais pas du mime, pas celui-là.

Pour moi, le mime tel que l’on peut l’appréhender à l’école est à la base de toutes les expressions de l’homme, qu’elles soient gestuelles, construites, plastiques, sonores, écrites ou parlées. Le mime que j’appellerai “de fond” est la plus grande école du théâtre, elle s’appuie sur le mouvement.

C’est dans les gestes sous le geste, dans le geste sous le mot, dans le mouvement des matières, des sons, des couleurs et des lumières, que l’école trouve ses bases. Nous prenons connaissance de ce qui bouge par la faculté que l’homme a de “mimer”, c’est-à-dire de s’identifier au monde en le rejouant, de tout son être. »

 

Progressivement, Jacques Lecoq privilégiera l’expression « théâtre du geste », au terme  de « mime », car elle lui paraît plus vaste et plurielle. Bien qu’il ne soit pas dans la lignée esthétique de Decroux, il fait des reproches similaires à la pantomime, qu’il conçoit comme une « voie sans issue » du théâtre, parce qu’elle « se limite à faire des gestes pour traduire des mots », et engendre au mieux « le virtuosisme », au pire « la grimace ». Il lui préfère un mime dynamique, qui s’inspire du langage du cinéma (« bandes mimées »), des images du monde (« mimages ») et qui peut se mêler à la parole (« mimeurs-conteurs »).

À partir des années 1960-70, les formations corporelles de l’acteur se diversifient, et les pratiques artistiques s’hybrident. Bien qu’ils aient fait leurs classes dans les écoles de mime, les artistes du geste ont souvent d’autres cordes à leur arc : la danse (danse classique, danse contemporaine, danse-théâtre, hip-hop, etc…), l’acrobatie, le clown, la parole théâtrale, la manipulation d’objets… C’est pourquoi ils se reconnaissent peu dans la seule étiquette « mime », qui évoque une forme figée (caractérisée par le maquillage blanc, l’imitation muette, et le geste conventionnel) aux yeux du grand public, des programmateurs et des institutions. S’ils s’accordent sur la nécessité de transmettre la pédagogie des arts mimiques, fondamentale pour la précision de l’acteur, ils s’entendent aussi sur le fait que c’est là une base, que les acteurs-créateurs doivent régénérer par leurs pratiques.

 

Pour rendre compte de la diversité des formes de jeu corporel, Claire Heggen du Théâtre du Mouvement propose, en 2008, de parler des « arts du mime », sur le modèle des « arts de la marionnette » et des « arts du cirque », autres formes de spectacle qui ont connu un renouveau à partir des années 1970-80, et qui ont mis leurs noms au pluriel au cours des années 2000 afin de témoigner de la variété actuelle de leurs formes. Alain Mollot suggère d’y ajouter la notion de « geste », moins connotée historiquement. L’appellation « arts du mime et du geste », aujourd’hui défendue par la profession (GLAM – groupe de liaison sur les arts du mime et du geste), a été adoptée par deux festivals (MIMOS à Périgueux et MIMAGES en Ardèche) et s’est rapidement diffusée. Elle désigne toutes les formes de spectacle fondées sur une dramaturgie gestuelle, où le corps de l’acteur est porteur de sens, de théâtralité et/ou de narration.

Maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches Univ. Lille, EA 3587 - CEAC - Centre d’Étude des Arts Contemporains, F-59000 Lille, France

Ariane Martinez